Chapitre XII

 

 

Ils revenaient vers l’abbaye par les rues sombres mais encore relativement animées de la ville ; l’inquiétude qui y régnait évoquait des rats courant dans une maison. Beringar, monté sur son cheval gris, s’approcha de Cadfael et se maintint plusieurs minutes à son pas, ignorant, comme s’il n’existait pas, la présence toute proche de Jérôme, qui tendait l’oreille. Devant eux, l’abbé et le prieur parlaient d’une voix basse et soucieuse, inquiets pour cette vie qui allait se jouer, mais sans pouvoir intervenir. Deux jeunes gens, ennemis jurés, se livreraient un combat à mort. Une fois les conditions acceptées, on ne pourrait revenir en arrière ; celui qui perdrait serait jugé par le ciel. S’il ne mourait pas par l’épée, la potence l’attendait.

— Vous pouvez me traiter de tous les noms, dit aimablement Beringar, si cela vous soulage le coeur.

Il avait toujours cette voix claire, avec un soupçon de taquinerie, mais ça ne suffit pas à tromper Cadfael.

— Aucun homme n’a moins le droit que moi de vous blâmer, d’avoir pitié de vous, ou de regretter ce que vous avez fait, soupira-t-il.

— En tant que moine ? demanda-t-il d’une voix douce, avec une ironie perceptible à une oreille attentive.

— En tant qu’homme ! Et puis allez au diable !

— Cadfael, reprit Hugh du fond du coeur, je vous aime bien. Vous savez parfaitement que vous en auriez fait autant à ma place.

— Sûrement pas ! Je ne me serais sûrement pas contenté des suppositions d’un vieux fou que je connais à peine. Et si je m’étais trompé ?

— Oui, mais vous ne vous êtes pas trompé C’est bien lui. Deux fois assassin, il a fait exécuter le pauvre Gilles aussi lâchement qu’il a étranglé Faintree. Mais attention, pas un mot à Aline avant que tout ne soit terminé d’une façon ou d’une autre.

— Promis, à moins qu’elle ne m’en parle la première. Pensez-vous vraiment que tout le monde en ville ne soit pas au courant à l’heure qu’il est ?

— Oui, je sais, mais je prie pour qu’elle dorme depuis longtemps, et qu’elle n’apprenne rien avant d’aller à la grand-messe de dix heures. A cette heure-là, qui sait, peut-être aurons-nous notre réponse.

— Et vous, remarqua Cadfael, acide à cause de la souffrance qu’il ressentait et qu’il fallait bien exprimer, vous allez vous épuiser à passer la nuit en prières, avant de vous rendre dans la lice ?

— Pas si bête, riposta Hugh d’un ton de reproche, menaçant son ami du doigt. Vous n’avez pas honte, Cadfael ? Vous qui êtes moine, c’est toute la confiance que vous avez en Dieu ? Je vais aller me coucher, dormir sur mes deux oreilles, et me lever frais et dispos. C’est vous, je suppose, qui tiendrez à être mon avocat auprès des puissances célestes ?

— Non, maugréa Cadfael, rancunier. Je vais aller dormir, je me lèverai quand j’entendrai les cloches. Il ne sera pas dit que j’aurai eu moins de foi qu’un impudent païen comme vous !

— Je vous reconnais bien là ! Cependant, concéda Beringar, je ne vous en voudrai pas si vous intercédez discrètement pour moi à matines et à laudes. Si le Seigneur ne vous écoute pas, vous, inutile que je reste à m’user les genoux !

Du haut de son cheval, il se pencha vers Cadfael, lui toucha légèrement la tonsure, en un geste de bénédiction moqueuse, et piquant des deux éperons, mit son cheval au trot, saluant respectueusement l’abbé au passage, avant de disparaître le long de la Wyle.

 

Dès la fin de prime, Cadfael se présenta devant l’abbé. Apparemment celui-ci ne fut guère surpris de le voir, ni de l’entendre formuler sa requête.

— Père abbé, je soutiens le jeune Beringar dans cette affaire. L’enquête a mis en évidence les preuves sur lesquelles reposent ses accusations, c’est moi qui l’ai menée. Et même s’il a décidé de se charger de cette affaire, refusant de me laisser courir le moindre danger, je ne puis m’en laver les mains. Je vous demande la permission de l’assister de mon mieux pendant cette épreuve. Que je puisse l’aider ou non, il faut que je sois là. Je ne puis dans ces circonstances tourner le dos à mon ami qui a parlé à ma place.

— Je suis également très perplexe, admit l’abbé en soupirant. Malgré ce qu’a dit le roi, je ne peux que prier pour que personne ne soit tué pendant ce combat.

« Et moi », songea Cadfael, désolé, » je n’ose même pas prier pour cela puisque l’objet de ce défi est de sceller définitivement une bouche ».

— Dites-moi, reprit Héribert, est-il certain que ce Courcelle a bien tué le pauvre garçon que nous avons enterré ici ?

— Absolument, père abbé. Lui seul avait la dague, et lui seul a pu laisser la pierre brisée derrière lui. Aucun doute, sur ce point, c’est un combat entre la justice et l’injustice.

— Alors, allez-y, dit l’abbé. Je vous dispense de toutes vos obligations jusqu’à ce que cette affaire soit terminée.

Nul n’ignorait que des duels semblables pouvaient durer toute la journée, jusqu’à ce que les combattants fussent incapables de voir, de se tenir debout ou de frapper, si bien qu’à la fin l’un ou l’autre s’écroulait et, trop faible pour se relever, se vidait de son sang là où il était tombé. Et si leurs armes se brisaient, ils devaient continuer à se battre à coups de poing, de dent, de pied, jusqu’à ce que l’un des deux s’effondrât et demandât grâce, ce qui se produisait rarement, car cela signifiait s’avouer vaincu, jugé par le Ciel, et se condamner à être pendu, c’est-à-dire à une mort encore plus infamante. » Sale affaire », se dit Cadfael, relevant sa robe et franchissant le portail d’un pas lourd. » Voilà qui n’est pas digne d’être appelé « Jugement de Dieu ». Mais dans ce cas précis, le terme n’est pas mal choisi, cependant, et Dieu pourrait s’y faire entendre. Si ma foi est égale à la sienne, je me demande si mon champion a vraiment bien dormi ! » Et, curieusement, il croyait que oui. Mais Cadfael, pour sa part, avait dormi d’un sommeil agité.

Il avait rapporté la dague de Gilles Siward, avec sa topaze brisée. Il l’avait laissée dans sa cellule et promis à l’enfant anxieux de la lui rendre ou de le dédommager largement, mais il n’était pas encore temps d’en parler à Aline. Il fallait attendre la fin du combat. Si tout allait bien, c’est Hugh Beringar lui-même qui lui rendrait le poignard. Sinon... mais le moine refusait d’envisager cette éventualité.

« Le problème avec moi », se dit-il, malheureux, » c’est que j’ai suffisamment roulé ma bosse pour savoir que les desseins de Dieu pour ce qui nous concerne, aussi parfaits soient-ils, ne prennent pas forcément la forme que nous souhaitons ». Et son vieux coeur serait plein d’un immense potentiel de révolte si Dieu, quelle que soit la perfection de son plan, choisissait de faire disparaître Hugh Beringar de ce monde et d’y laisser Adam Courcelle.

 

A la porte de Shrewsbury, la Première Enceinte abritait un petit faubourg compact de maisons et de boutiques, mais il se terminait très vite, et laissait place à des prairies de part et d’autre de la route. La rivière déroulait ses méandres serpentins au-delà des champs. Sur la première prairie plate, un grand carré de terrain dégagé était gardé sur ses quatre côtés par une rangée de Flamands, tenant leurs lances croisées, pour maintenir à l’écart les spectateurs curieux qui, dans leur excitation, pourraient pénétrer sur la lice, pour empêcher aussi la fuite des combattants. Là où le terrain s’élevait légèrement, on avait disposé un grand fauteuil pour le roi, et laissé un espace vide pour la noblesse, mais sur les trois autres côtés, le peuple se pressait déjà nombreux. La nouvelle s’était répandue dans Shrewsbury comme le vent à travers les feuilles. Le plus étrange, c’était le silence. Autour des lances disposées en carré, chacun devait parler, mais si bas que la somme de ces voix n’était pas plus bruyante que le bourdonnement d’une ruche au soleil.

La lumière oblique du matin faisait passer dans l’herbe de longues ombres délicates, et une brume légère voilait le ciel. Cadfael s’attarda à l’endroit où les gardes avaient ménagé un passage pour la procession qui, sortant du château, s’approchait, dans une débauche d’acier étincelant et de couleurs gaies et lumineuses qui éclataient au sortir de l’arche sombre de la porte. Le roi, solide, grand et très beau, s’était résigné à ce combat qui le priverait de l’un de ses officiers, mais son humeur n’en était pas meilleure pour autant, et il était bien décidé à n’autoriser aucune concession susceptible de prolonger le duel. A en juger par son visage, il n’y aurait pas de pause pour reprendre des forces, ni de limite imposée à la sauvagerie des adversaires. Il voulait en finir. Les chevaliers, les barons et les hommes d’Église qui se pressaient derrière lui jusqu’à son fauteuil, se comportaient avec la plus extrême discrétion, prompts à calquer leur attitude sur la sienne.

Lorsque le souverain et sa suite se rangèrent de côté, les deux combattants apparurent. Ils ne portaient ni bouclier, nota Cadfael, ni cotte de mailles, rien qu’une simple protection de cuir. Oui, le roi voulait en finir vite et empêcher les hommes de s’escrimer toute la journée jusqu’à ne plus pouvoir lever le bras. Au matin, le gros de l’armée suivrait l’avant-garde, sans se préoccuper de celui qui ne se relèverait pas, et Étienne avait des détails à régler avant de partir. Beringar, l’accusateur, alla le premier s’agenouiller et s’incliner devant le roi, ce qu’il fit avec vivacité, puis il se redressa rapidement, et séparant les lances croisées, pénétra dans l’arène. Il aperçut alors Cadfael qui se tenait légèrement à l’écart. Et dans son visage tendu, grave et mûr, les yeux noirs s’éclairèrent d’un sourire.

— Je savais, dit-il, que vous ne me laisseriez pas choir.

— Veillez donc, dit Cadfael, morose, à me rendre la pareille.

— Aucun risque, riposta Hugh. Je me suis confessé et je suis pur comme l’agneau qui vient de naître. Jamais je ne serai plus prêt. Et votre bras secondera le mien.

« Oui, à chaque coup », se dit Cadfael malgré lui, doutant d’avoir vraiment changé depuis qu’il avait pris l’habit bien des années auparavant. Il avait gardé un esprit turbulent, incorrigiblement emporté et prompt à l’insubordination. Il se sentait bouillir, comme si c’était lui qui allait entrer dans la lice.

Courcelle se releva aussi après sa génuflexion et suivit son accusateur. Ils prirent position en diagonale, et Prestcote, brandissant son bâton de maréchal, se plaça entre eux, attendant le signal du roi. Un héraut proclama l’accusation, le nom de l’accusateur et la réfutation de l’accusé. La foule oscillait, avec un bruit semblable à un long soupir retenu, qui se propagea tout autour du champ. Cadfael voyait clairement le visage de Beringar ; il ne souriait plus maintenant, il était sombre, attentif et calme et il fixait son adversaire sans ciller.

Le roi contempla la scène et leva la main. Le bâton tomba, Prestcote se retira vers le fond de l’arène et les deux adversaires s’avancèrent l’un vers l’autre.

A première vue, le contraste était cruel. Courcelle était beaucoup plus lourd, nettement plus âgé aussi ; sa taille, son allonge et son poids l’avantageaient, ainsi, c’était indiscutable, que son adresse et son expérience. Sa complexion et sa haute taille donnaient à Beringar l’allure d’un adolescent mince et léger, et même si cette légèreté pouvait lui conférer vitesse et agilité, il apparut très vite que Courcelle était aussi très vif et adroit sur ses pieds. Au premier choc des épées, Cadfael sentit bouger son bras et son poignet pour détourner le coup, et il s’écarta du même mouvement qui mit Beringar à l’abri du danger ; le coup le fit virevolter et l’arche de la porte de la ville apparut clairement derrière lui.

De la pénombre sortit une jeune fille, semblable à une hirondelle, vêtue de noir et de blanc, avec des cheveux pareils à un nuage doré. Elle courait très vite, vers un but précis, tenant dans ses mains ses jupes remontées presque jusqu’aux genoux, et loin derrière elle, essoufflée mais se hâtant quand même, venait une autre jeune femme. Constance dépensait le peu de souffle qui lui restait à implorer sa maîtresse d’arrêter sa course, de s’éloigner, de ne pas s’approcher ; mais Aline sans un mot courait seulement vers le lieu où ses deux chevaliers servants s’élançaient de nouveau l’un contre l’autre en un combat mortel. Elle ne regardait ni à gauche ni à droite, mais dressait le cou pour voir par-dessus la foule. Cadfael se hâta à sa rencontre, elle le reconnut et, haletante, se jeta dans ses bras.

— Frère Cadfael, que se passe-t-il ? Qu’a-t-il fait ? Et vous qui étiez au courant et ne m’avez rien dit ! Si Constance n’était pas allée en ville pour acheter de la farine, je n’aurais rien su.

— Vous ne devriez pas être là, dit Cadfael, la tenant contre lui, tremblante et pantelante. Que pouvez-vous faire ? Je lui ai promis de ne rien vous dire, sur sa demande. Vous ne devriez pas regarder.

— Mais il le faut, répliqua-t-elle, passionnée. Vous pensez que je vais m’en aller sans rien dire et le laisser ? Maintenant ? Dites-moi seulement, supplia-t-elle, si ce qu’on raconte est vrai, s’il a accusé Adam d’avoir assassiné ce jeune homme ? Et si la dague de Gilles l’a prouvé ?

— C’est vrai, avoua Cadfael.

Elle regarda l’arène par-dessus son épaule, les épées se heurtaient, sifflaient, se heurtaient de nouveau, et ses immenses yeux d’améthyste se remplissaient d’affolement.

— Et l’accusation ? Était-ce vrai aussi ?

— Oui.

— Oh, mon Dieu, dit-elle, ne pouvant détourner les yeux de la lice. Il est si mince... Comment fait-il pour tenir ? Il est deux fois plus léger. Et il a osé essayer de résoudre cela de cette façon. Oh, frère Cadfael, comment avez-vous pu le laisser faire ?

« Au moins maintenant », pensa Cadfael, curieusement soulagé, « je n’ai pas besoin de nom pour savoir de qui elle parle. Je n’en étais pas sûr jusqu’à maintenant, et elle non plus peut-être. »

— Si jamais vous arrivez à empêcher Hugh Beringar de faire ce qu’il a décidé, venez me dire comment vous vous y êtes prise. Pour moi, je pense qu’il ne m’écouterait pas ! Il a choisi cette solution, et il avait d’excellentes raisons. Et vous et moi devons les accepter, comme lui.

— Mais nous sommes trois, protesta-t-elle, véhémente. Si nous le soutenons, il faut que nous lui donnions des forces. Je peux prier et regarder, et je n’y manquerai pas. Amenez-moi plus près ! Venez avec moi ! Il faut que je voie !

Elle s’avançait impétueusement vers les lances quand Cadfael la retint par le bras.

— Il vaudrait mieux, dit-il, que lui ne vous voie pas. Pas maintenant !

Aline émit un son, comme un rire bref et amer.

— Il ne me verrait pas maintenant, répliqua-t-elle, à moins que je ne me jette entre leurs épées, et je le ferais si je pouvais. Non ! se reprit-elle avec un bref sanglot, je ne lui infligerai pas cela. Je ne suis pas si bête. Tout ce que je peux faire, c’est regarder en silence.

« Le sort des femmes dans un monde d’hommes qui se battent », pensa-t-il curieusement, » n’est pas si passif, malgré tout. » Il l’emmena donc vers un endroit légèrement surélevé d’où elle pouvait voir, et où l’or de ses cheveux libres brillant au soleil ne troublerait pas l’inexorable concentration de Hugh Beringar. Il y avait maintenant du sang sur la pointe de son épée, mais il avait simplement égratigné la joue de Courcelle, il y en avait aussi sur sa manche gauche, sous le cuir.

— Il est blessé, constata-t-elle dans un murmure d’agonie, et elle enfonça à moitié son petit poing dans sa bouche, se mordant sauvagement les phalanges pour se forcer à se taire.

— Ce n’est rien, répondit fermement Cadfael. Et il est plus vif. Regardez, quelle parade ! Il a l’air fragile, mais il a un poignet d’acier. Les coups qu’il veut porter, il les porte. Et la vérité arme son bras.

— Je l’aime, avoua Aline, d’une voix basse et décidée, arrêtant un moment de se mordre le poing. Je ne le savais pas encore, mais je l’aime !

— Moi aussi, mon enfant, dit Cadfael. Moi aussi !

 

Ils combattaient dans l’arène depuis deux grandes heures, sans avoir eu un moment de repos ; le soleil était haut et chaud, mais ils continuaient tous deux sans se ménager. Ils avaient gardé toute leur force, et quand leurs regards se croisaient au-dessus des épées qui s’entrechoquaient, c’était sans rancune. Inflexibles, ils n’avaient qu’un but, prouver chacun sa vérité, avec pour tous les deux un seul moyen à leur disposition : tuer. Ils savaient maintenant, s’ils en avaient jamais douté, que malgré un avantage évident pour l’un d’eux, ils étaient de force égale dans ce combat, également adroits, presque aussi rapides l’un que l’autre, le poids seul de la vérité les départageant. Tous deux souffraient de blessures légères. Il y avait çà et là du sang sur l’herbe.

Il était presque midi quand Beringar, pressant son adversaire, le fit soudain reculer d’un coup inattendu et le vit glisser sur une touffe d’herbe ensanglantée, que la chaleur de l’été avait rendue plus rare.

Parant l’attaque, Courcelle se sentit tomber, il leva le bras et au coup suivant Beringar lui arracha presque son épée des mains, le laissant étalé sur le sol, ne tenant que la poignée de son épée à la lame brisée net. L’acier avait volé plus loin et gisait contre terre, inutile.

Beringar recula aussitôt, laissant son ennemi se relever sans mal. Il s’appuya sur son épée à la pointe plantée dans le sol et regarda vers Prestcote, qui lui-même, ne sachant que faire, se tourna vers le roi.

— Continuons le combat, dit le roi, dont le déplaisir ne s’était pas apaisé.

Beringar resta appuyé sur son épée, essuyant la sueur de son front et de ses lèvres, en observant Courcelle qui se relevait lentement et considérait la poignée inutilisable qu’il tenait. Avec un soupir désespéré, il la rejeta loin de lui, furieux. Beringar jeta un coup d’oeil au roi qui fronçait les sourcils, et recula de deux ou trois pas pour réfléchir. Morose, le souverain se contenta de leur faire signe de continuer le combat. Deux ou trois enjambées rapides amenèrent Beringar au bord de l’arène, il jeta son épée derrière les lances pointées, et sortit lentement le poignard pendu à sa ceinture.

Courcelle mit du temps à comprendre, mais rayonnant, il reprit confiance en voyant le cadeau qu’on lui faisait.

— Tiens, tiens ! dit Étienne à mi-voix. Qui sait ? Le meilleur des deux n’est peut-être pas celui qu’on pense.

Disposant seulement de leur poignard, il leur fallait arriver au corps à corps. L’allonge a son importance, même avec un poignard, et celui que Courcelle tira du fourreau pendu sur sa hanche était plus long que le joli jouet de Beringar. Le roi commença à s’intéresser au combat, oubliant l’irritation qu’il avait ressentie en se trouvant forcé d’y assister.

— Il est fou, gémit Aline appuyée contre l’épaule de Cadfael (ses lèvres ne formaient qu’un trait et ses narines frémissaient ; elle ressemblait ainsi à ses belliqueux ancêtres). Il pouvait le tuer sans risque. Il est complètement fou. Et je l‘aime !

La danse de mort continua ; le soleil à son zénith raccourcissait les ombres des deux duellistes, comme ils avançaient, reculaient, se déplaçaient latéralement sur le disque noir formé par leurs propres corps, et sous leur harnais de cuir ils ruisselaient de sueur. Beringar était maintenant sur la défensive, son arme était plus courte et plus légère, et Courcelle le pressait sans merci, conscient de son avantage. Seule la rapidité de sa main et de son coup d’oeil sauvait Hugh des coups répétés qui auraient pu le tuer et sa vitesse et son agilité lui permettaient à chaque assaut de se mettre hors de portée. Mais il commençait à se fatiguer ; il jugeait avec moins de confiance et de précision et ses mouvements étaient moins vifs et moins fermes. Quant à Courcelle, soit qu’il ait récupéré son deuxième souffle, soit qu’il ait rassemblé toutes ses forces dans un effort désespéré pour en finir, toujours est-il qu’il semblait avoir retrouvé toute sa puissance et tout son feu. Du sang coulait sur la main droite de Beringar, tachant la poignée de son arme et la rendant glissante. La manche gauche de Courcelle, en lambeaux, passait dans son champ de vision, l’empêchant de se concentrer pleinement. Il avait essayé quelques attaques soudaines et blessé aussi son adversaire, mais la longueur de son bras et de son arme jouait terriblement contre lui. Obstinément, il s’efforça de ménager ses forces en reculant constamment, espérant que les attaques furieuses de Courcelle commenceraient à faiblir, comme on pouvait s’y attendre.

— Oh, mon Dieu, gémit Aline d’une voix presque inaudible. Il a été trop généreux. Il va se faire tuer... Cet homme se joue de lui.

— Personne ne se joue de Hugh Beringar impunément, répliqua fermement Cadfael. C’est encore lui le plus frais. C’est une dernière tentative pour en finir. L’autre n’en peut plus.

Hugh reculait pas à pas, mais à chaque attaque il ne s’écartait que pour éviter la lame de son adversaire, et pas à pas, Courcelle le poursuivait en lui portant des coups violents. Apparemment il s’efforçait de l’acculer dans un coin de la lice, où il devrait faire face, mais au dernier moment, l’attaquant commettait une erreur, ou grâce à son agilité Hugh se dégageait du piège, et la poursuite continuait le long de la ligne de lanciers, Hugh incapable de revenir au centre de l’arène, et Courcelle de percer sa défense ou de le coincer dans un autre angle.

Les Flamands, tels des rochers, laissaient le combat, semblable à une lente marée, se dérouler péniblement le long de leurs rangs immuables. Soudain, à mi-chemin, Courcelle fit rapidement un grand pas en arrière au lieu de continuer sa poursuite, et jetant son poignard dans l’herbe, se baissa avec un cri rauque et triomphant ; passant sous les lances abaissées, il se releva brandissant l’épée que Hugh Beringar avait courtoisement jetée plus d’une heure auparavant.

Hugh ne s’était pas rendu compte qu’il était arrivé à cet endroit précis, et moins encore qu’il y avait été mené délibérément. Quelque part dans la foule il entendit crier une femme. Courcelle se redressait, l’épée à la main, son grand front en sueur ; ses yeux étaient à moitié fous d’exultation. Mais il n’avait pas complètement repris son équilibre quand Hugh bondit sur lui comme un tigre. Une seconde de plus et il aurait été trop tard. Il se jeta de tout son poids contre la poitrine de Courcelle qui levait son épée, passa son bras droit avec la dague tout autour du corps de son adversaire et saisit dans sa main gauche la main qui le menaçait de l’épée. Ils luttèrent haletants pendant un moment, puis tombèrent ensemble lourdement dans l’herbe et roulèrent toujours en se battant dans une étreinte mortelle aux pieds des gardes indifférents.

Aline se mordit les lèvres pour ne pas crier de nouveau, et se cacha les yeux, mais le moment d’après elle retira résolument sa main.

— Non, je regarderai jusqu’au bout, il le faut... J’y arriverai ! Je ne lui ferai pas honte ! Oh, Cadfael, Cadfael... Qu’est-ce qui se passe ? Je ne les vois plus...

— Courcelle a ramassé l’épée, mais il n’a pas eu le temps de frapper. Attendez, l’un d’eux se relève...

Ils étaient tombés tous les deux ; un seul se relevait, qui se tenait là, encore abasourdi, sans bien comprendre. Car son ennemi était tombé dans l’herbe, sans réaction, et il demeurait étendu sans bouger ; et maintenant il fixait le soleil de ses yeux grands ouverts et un flot rouge se répandait paresseusement sous lui, formant une masse sombre autour du corps, sur le sol piétiné.

Le regard de Hugh Beringar alla du sang qui s’écoulait au poignard qu’il tenait encore dans sa main droite, et il secoua la tête ; il ne comprenait pas ; il se sentait soudain très fatigué et faible après cette fin abrupte et inexplicable : il n’y avait pratiquement pas de sang sur son poignard et Courcelle tenait encore dans sa main à demi fermée une épée qui n’avait en rien causé sa mort. Cependant il était mourant ; sa vie se répandait rapidement dans l’herbe épaisse. Alors de quel miracle s’agissait-il donc ? Il était mort et les armes de Beringar étaient intactes.

Hugh se pencha, souleva le corps inerte par l’épaule pour voir d’où coulait le sang ; et là, enfoncé profondément dans le justaucorps de cuir, il y avait le propre poignard du mort qu’il avait jeté pour se saisir de l’épée. Apparemment l’arme s’était logée la pointe en l’air contre la botte qu’un Flamand posait fermement sur le sol. En bondissant, Hugh avait projeté Courcelle contre sa propre dague et en roulant sur le sol dans leur lutte, elle l’avait tué net.

« Je ne l’ai pas tué, après tout », se dit Beringar. » C’est sa propre ruse qui l’a vaincu. » Il était trop fatigué pour savoir s’il en était heureux ou non. Cadfael, au moins serait satisfait ; Nicholas Faintree était vengé, et justice lui avait été pleinement rendue. Son meurtrier avait été accusé publiquement et le ciel avait publiquement rendu son verdict. Quant au meurtrier, il venait de rendre son dernier soupir.

Beringar se leva pour ramasser son épée qu’il sortit de terre sans peine. Se tournant lentement, il la leva pour en saluer le roi et il s’avança en traînant la jambe, un peu de sang s’égoutta de ses blessures à la main et à l’avant-bras. Il quitta le carré des lances qui s’ouvrirent silencieusement pour lui livrer passage.

Comme il s’avançait vers le fauteuil du roi, Aline se jeta dans ses bras, l’étreignant avec une ferveur possessive qui le rendit pleinement à la vie. Les cheveux d’or de la jeune fille se répandirent sur ses épaules et sa poitrine, elle leva vers lui un visage ravi, exultant, aussi épuisé que le sien et répéta son prénom : » Hugh, Hugh... » Elle toucha avec une tendresse douloureuse les blessures suintantes qu’il avait à la joue, à la main et au poignet.

— Pourquoi ne m’avoir rien dit ? Pourquoi ? Pourquoi ? Tu ‘as fait mourir mille fois ! Mais maintenant nous sommes vivants tous les deux... Embrasse-moi !

Il l’embrassa et elle resta là, bien réelle, passionnée, indiscutablement sienne. Elle continuait à le caresser, à s’agiter, à se serrer contre lui.

— Tais-toi, mon amour, dit-il soudain réconforté, car si tu t’attendris sur moi maintenant, je suis perdu. Je ne peux pas encore m’offrir le luxe de me laisser aller. Le roi attend. Mais si tu es vraiment à moi, donne-moi ton bras que je m’appuie ; et viens près de moi, soutiens-moi, aide-moi comme une bonne épouse, ou je m’écroule à ses pieds.

— Suis-je vraiment ta future épouse ? demanda Aline ; comme toutes les femmes elle voulait l’entendre s’engager devant témoin.

— Sans conteste ! Il est trop tard pour revenir là-dessus, mon coeur !

Elle était près de lui, le tenant fermement par le bras quand il arriva devant le roi.

— Il me semble, Sire, dit Hugh condescendant à sortir de l’exaltante et secrète félicité qu’entamaient à peine sa fatigue et ses blessures, il me semble avoir prouvé que j’avais raison dans mes accusations, et j’espère avoir votre approbation et votre appui, Sire.

— Votre adversaire n’a que trop bien fourni la preuve à votre place, déclara le roi, les regardant, pensif, désarmé et charmé par ce couple inattendu d’amoureux. Mais vos efforts seront peut-être récompensés. Jeune homme, vous m’avez privé d’un bon shérif-adjoint dans ce comté, quoi qu’il ait pu faire et même s’il ne savait pas se battre. Et si je vous punissais en vous donnant le poste que vous avez rendu vacant ? Sans préjuger de vos châteaux et de votre droit d’y tenir garnison pendant votre service ? Qu’en dites-vous ?

— Avec votre permission, Sire, répondit Hugh, impassible, il faut d’abord que je consulte ma fiancée.

— Tout ce qui plaît à mon seigneur me plaît aussi, murmura Aline, également grave.

« Voyez-vous ça », songea Cadfael, suivant les événements avec intérêt, » je me demande si on s’est déjà juré fidélité aussi publiquement. Ils feraient aussi bien d’inviter tout Shrewsbury à leur mariage. »

Cadfael se rendit à l’hôtellerie avant complies, emportant non seulement un pot d’onguent de grateron pour les nombreuses blessures légères de Hugh Beringar mais également la dague de Gilles Siward, dont la topaze avait été soigneusement réparée.

— Frère Oswald est un orfèvre très adroit, c’est son cadeau – et le mien – pour la dame. Mais demandez-lui – je sais qu’elle le fera – d’être généreuse avec l’enfant qui a repêché la dague. Cela, vous devez le lui dire. Quant au reste, le rôle de son frère, oui, il ne faudra jamais lui en parler. Pour elle, il a fait partie de ceux, nombreux, qui ont choisi le mauvais camp et qui en sont morts.

Beringar saisit la dague réparée et l’examina longuement, l’air sombre.

— Ce n’est pas juste pourtant, dit-il lentement. Vous et moi avons mis en lumière la vérité sur les péchés d’un homme et nous l’avons cachée sur ceux d’un autre.

Cette nuit, malgré tout ce qu’il avait gagné, il était très grave et un peu triste, et pas seulement à cause de ses muscles, de ses blessures et de ses courbatures qui le gênaient dans ses mouvements. Son recul par rapport à sa victoire lui avait fait considérer honnêtement tout ce qu’échouer signifie et ce à quoi il avait échappé.

— La justice n’est-elle due qu’aux êtres irréprochables ? Si Gilles, en lui rendant visite, ne l’avait pas tenté, il ne se serait peut-être jamais plongé jusqu’au cou dans cette infamie.

— Occupons-nous de ce qui est, dit Cadfael. Laissez ce qui aurait pu être à ceux qui sont à même d’en juger. Prenez ce que vous avez gagné honorablement et loyalement, appréciez-le et profitez-en. Vous y avez droit. Vous voilà shérif adjoint du Shropshire, bien en cour, fiancé à une jeune fille capable de satisfaire les plus exigeants, et que vous avez remarquée tout de suite, qui plus est. Je m’en suis rendu compte, croyez-moi ! D’accord, demain vous aurez mal partout – vous pouvez me faire confiance, mon garçon ! - mais quelle importance pour quelqu’un d’aussi brillant que vous ?

— Je me demande où sont les deux autres à présent, murmura Hugh retrouvant le sourire.

— Près de la côte galloise, attendant qu’un bateau les mène à la côte française. Ils s’en sortiront.

Cadfael ne se sentait tenu à être fidèle ni à Maud ni à Étienne ; mais à ces êtres jeunes dont deux tenaient pour Maud et deux pour Étienne. Ils appartenaient à un avenir et à une Angleterre délivrés du fléau de la guerre civile et qui s’épanouirait quand l’anarchie présente se serait calmée.

— Quant à la justice, dit Cadfael pensif, nous en ignorons le fin mot.

A complies il prononcerait une prière pour le repos de Nicholas Faintree, garçon à l’esprit droit qui avait vécu en honnête homme ; il avait sûrement trouvé le repos éternel. Mais il dirait aussi une prière pour l’âme d’Adam Courcelle mort en état de péché ; car toute mort inopportune, tout homme fauché en pleine vigueur sans avoir eu le temps de se repentir ou de réparer ses fautes est un cadavre de trop.

— Inutile de regarder en arrière, conclut Cadfael, ou d’avoir des remords. Vous avez fait le travail qui vous incombait et vous l’avez bien fait. Dieu dispose de tout. Du plus haut au plus bas de l’échelle humaine, si la justice et la récompense peuvent nous être accordées, la grâce le peut aussi.



[1] Alliés à Guillaume le Conquérant, on pouvait aussi les considérer comme Normands, donc Français. (N.d.T.)

[2] Henry Ier, mort en 1135. (N.d.T.)

[3] Au Moyen Age, dîner signifiait déjeuner et souper, dîner.(N. d. T.)

[4] Wyle : rue en pente de Shrewsbury. (N.d.T.)

[5] Frankwell : faubourg au nord-ouest de Shrewsbury (N.d.T.).

[6] Quintaine : mannequin de bois monté sur pivot, muni d'un bâton, aménagé de telle sorte que celui qui le frappait maladroitement recevait un coup sur le dos. (N.d.T.)

[7] Matines : première partie de l'office divin dite avant le jour, suivie de landes. (N.d.T.)

[8] Prime est la première des heures canoniales, dite avant le lever du soleil. (N.d.T.)

[9] Le blanc était la couleur du deuil au Moyen Age. (N.d.T.)

[10] Partie pleine d'un parapet entre deux créneaux. (N.d.T.)

[11] En français dans le texte. Il s'agit d'un combat à mort. (N.d.T.)